multiples

février 15, 1989

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« … un autre type d’œuvre participative que j’ai réalisée nous éclaire et nous permet de mieux définir les autres contours de l’œuvre. il s’agit de la série des cadeaux qui a commencé en 89. les années quatre-vingt furent empreintes d’une volonté de vulgarisation de l’art contemporain, visant à une accession de tous à la création. le développement des fonds régionaux d’art contemporain, des services de médiation et des services scolaires dans les musées étaient à l’ordre du jour et nous sommes nombreux à avoir partager ce besoin d’avoir une relation plus simple et moins élitiste avec les œuvres.
les cadeaux, identifiés à de petites sculptures dont chaque forme était unique, ont été réalisés comme des séries. constitués d’un bois léger ou de carton, ces volumes dissymétriques étaient emballés, comme traditionnellement les cadeaux, avec de la fausse fourrure maintenue par un ruban. ils étaient ensuite donnés un à un dans les soirées. deux ou trois intermédiaires transmettaient dans un premier temps le cadeau avant qu’il n’arrive au destinataire, afin que la source ne soit pas reconnue. celui qui recevait le cadeau était choisi aléatoirement. il était impossible d’ouvrir l’objet du fait de sa présentation, afin que le récepteur ne soit pas tenté. Je ne savais pas ce que devenaient les cadeaux. d’autres parfois, de taille importante furent envoyés par colis ou par camion, soit à des privés soit à des institutions. aucune de celles-ci n’a jamais pris au sérieux ces envois, en gardant la pièce envoyée dans le doute de son statut. 
indépendamment des différentes questions que nous pourrions soulever au sujet de ces sculptures, la notion de contours est prédominante au sens où le statut de l’objet/œuvre n’est pas réellement affirmé. les intermédiaires, dont le nombre est variable, et le fait que le destinataire en tant que récepteur et non pas spectateur soit aléatoirement choisi confortent la démarche et la notion de contours.
le musée précaire albinet réalisé en 2004 par thomas hirschhorn dans le quartier du landy, en partenariat avec les laboratoires d’aubervilliers contient la notion de don. chaque semaine, pendant deux mois, il s’agissait de présenter une œuvre sortie des collections du Musée National d’art moderne dans un espace éphémère, construit pour l’occasion avec les habitants de la cité, afin de leur donner la possibilité d’avoir accès à une culture qui leur est le plus souvent étrangère. partant d’un bon sentiment, il s’agissait dans cette démarche, d’une installation dont le processus didactique est un don. les contours de cette œuvre ne sont pas très définissables dans la mesure où la démarche seule semble constituer l’œuvre ou si, à la manière des pièces de félix gonzalez-torres, le don recouvre une autre dimension. les bonbons de ce dernier, pièce intitulée portrait of ross in l.a. de 1991, offerts aux spectateurs gourmands, dévoilent un sens douloureux lorsque nous apprenons – aucune indication n’est faite dans ce sens au spectateur – que le poids du tas de friandises correspond à celui de son compagnon, atteint par le sida. la métaphore de la disparition progressive des bonbons devient clairement la perte progressive de l’être aimé. l’insouciance du geste du visiteur, et la délicate situation sous-jacente qui lui est associée par l’artiste sans que le spectateur n’en soit avisé, crée un paradoxe. en effet, soit l’artiste a fait ce choix intime du poids du tas de bonbons comme point de départ de la création de cette œuvre et le fait très sensible que son compagnon soit diminué a entraîné le désir de réaliser cette pièce. ce choix de la détermination du poids ferait alors partie des éléments indispensables et fondateurs de l’œuvre, invisibles pour le visiteur, et par conséquent serait un contour de l’œuvre. 
si le choix est le contour, il ne s’agit pas de confondre le choix du poids avec une quelconque muse ou une idée qu’aurait eue l’artiste pour réaliser l’œuvre. un contour est rarement – nous ne pouvons rien écarter définitivement en art – une idée ou une inspiration. soit, deuxième possibilité concernant cette pièce, l’artiste met le visiteur dans une situation délicate pour ne pas dire pervers en l’informant après coup du fait qu’il a participé métaphoriquement à la disparition de l’être aimé en diminuant le tas de bonbons. j’ai moi-même eu l’occasion de manger l’un de ces bonbons. si j’avais connu au préalable le sens de mon geste, je ne suis pas certaine que j’aie pris un bonbon au risque de me sentir cynique. nous sommes alors dans le domaine du sentiment dans un cas comme dans l’autre, celui de l’artiste ou celui du spectateur. cette pièce va bien au-delà d’une œuvre participative ou d’une œuvre définie comme appartenant à l’esthétique relationnelle, qui ne considère en général que le didactisme de la démarche relationnelle ou participative. nous pourrions aller jusqu’à l’hypothèse, en étant cynique à notre tour, que sans ce contour, dans le premier cas de figure évoqué, l’œuvre n’a pas grand intérêt. ce qui n’est pas le cas pour autant de toutes les pièces sans contours. 
en ce qui concerne les œuvres qui sont des dons, la question de l’anonymat dans ces cas-là est importante. l’œuvre donnée anonymement n’a que peu de valeur, artistique ou financière, l’œuvre anonyme n’en ayant déjà que très peu. la valeur accordée au don sera plutôt l’action ou le concept du don. une œuvre existe sans être nécessairement visible, comme la partition qui n’est pas jouée, mais n’est-elle pas dans ce cas moins au cœur de la réalité ?
d’autres œuvres se situent dans le désintérêt et ont des contours que nous pourrions définir. Les performances des artistes des années 1960 comme lygia clark, gego, mathias goeritz, hélio oticica, and mira schendel sont remarquables à ce point de vue et mettent bien souvent en avant ce que sylvie coellier a nommé la fin de la modernité et le désir de contact dans un ouvrage sur lygia clark en 2003.
dans son sens général, le don renvoie au principe de se déposséder d’un bien sur un mode qui implique la gratuité. en cela, il est lié au désintéressement, une notion primordiale à la création artistique et au beau, depuis l’esthétique kantienne. mais le don peut être défini avant tout comme une action sans garantie de retour, en vue de créer, entretenir ou améliorer le lien social. cette insistance sur la valeur du lien social qui reste l’une des caractéristiques de l’art participatif se crée au détriment de l’objet qui le permet. si ces démarches artistiques devenues œuvres se multiplient, sans doute pour nous permettre d’échapper à la primauté de la valeur économique et à la fétichisation, j’ai cependant cherché une autre dimension en donnant ces cadeaux anonymement. mettre l’accent sur la forme et la qualité de l’objet donné et développer la notion d’anonymat de l’artiste pour privilégier l’objet.. »

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