pour osm

mai 3, 2014

contours d’une œuvre/musée

[gm album=32]

une production  : esbanm

deux approches, indépendamment des attentions portées à open sky museum au cours de son élaboration, de sa réalisation et de sa présence effective sur la plaine de saint herblain, retiennent mon attention. la première aborde la notion d’espace public sous son aspect politique et social. la suivante, qui découle pour une part de la précédente, concerne l’usager de la sculpture que devient le spectateur le temps d’une œuvre/musée.

il existe une grande distinction entre les pratiques artistiques qui répondent aux critères de l’économie de l’art et s’y insèrent, – au risque d’être rattrapées (et certains artistes l’assument ou le recherchent) ou d’être décoratives – et celles qui se font volontairement oubliées. l’économie de l’Art ne se résume pas seulement à son marché. aujourd’hui, être en opposition ou en accord avec ce système ne peut-il se faire, à travers la création artistique, que sur le mode du constat ou de la disparition ? les pratiques disparaissant, celles qui se laissent oubliées et ne rentrent pas dans la marchandisation, sont en quelque sorte « pleinement d’actualité ». c’est leur résistance à cette objectivation marchande qui leur confère ce statut. open sky museum se situe au carrefour de ces deux positions, entre les œuvres qui jouent le jeu de l’économie pour mieux en montrer les limites, et les œuvres qui disparaissent derrière ce jeu et s’en trouvent exclues. créé au sein de l’institution qu’est l’école d’art – et non pas le marché, osm est le résultat de la volonté de plusieurs artistes enseignants d’inviter et d’accueillir de jeunes artistes à créer dans ce cadre. ce cadre est une alternative importante qui laisse une réelle liberté d’action et de création. par exemple pour osm, elle se situe à la frontière entre la logique de l’économie (en tant qu’elle peut répondre à des critères d’exposition classique pour une part) et la revendication d’un espace en marge de cette logique.

la sculpture/musée proposée par eden morfaux, ancrée au sol, en pleine nature et aux abords d’une ville, développe un espace commun, public, qui devient une architecture, support d’œuvres contemporaines. cette démarche, par son aspect architectural et publique, est un geste politique. contrairement à sa sculpture déconstruction (créée à nantes en 2011), tout aussi minimale, géométrique et immaculée 1 que osm, dans laquelle eden morfaux revendique la construction d’un monument sans message, sans célébration, une œuvre pour elle-même 1, « la forme » de osm devient une architecture qui accueille des œuvres sur ses murs ou ses plateformes. ainsi, la gratuité du geste, une des notions primordiales à la création artistique et au beau, en prolongement de l’art pour l’art, présente dans déconstruction prend alors un sens différent. cohabitent en effet une configuration constituée de lignes, de plans, d’une couleur changeante, tantôt frappée par le soleil, tantôt par la pluie, et un espace à l’intérieur, offert aux spectateurs/promeneurs. la forme octogonale, dessinée par l’artiste, enveloppe et protège du regard immédiat les sculptures, les tableaux ou les installations murales. les grands plans inclinés rappellent la forteresse ou les remparts. Le groupement fonctionnel, disposé autour d’un centre et dans un périmètre renvoie à l’espace citoyen. La sculpture protectrice devenue musée en plein air est la cité offerte au public et à la nature, à part de la cité, ville proprement dite. Au sein de cet espace politique cependant, les œuvres elles-mêmes sont, pour la plupart, des pièces de galeries. D’autres, certes, investissent différemment leur rapport à l’extérieur. Mais, au sein de cet espace commun, elles gardent toutes leur autonomie, notamment grâce à leur accrochage distinct et l’organisation de l’espace. osm est donc une entité qui, en son sein, affirme la primauté de l’œuvre comme objet autonome. C’est en ce sens qu’elle peut être située à la limite entre la disparition dans l’espace public et politique, et l’appartenance à la logique de l’économie de l’art.

ce qui, dans la dimension artistique d’open sky museum, rejoint une dimension politique est ce qui m’intéresse le plus. en cela, elle pourrait répondre à ce qu’avance paul ardenne, lorsqu’il écrit que « l’artiste agit dorénavant sur le terrain de la réalité, celle de la polis (…) qu’il s’agisse de le célébrer ou de le critiquer.»2 cependant, cette réalité n’est pas assumée dans sa radicalité. la part politique, dans osm, n’est pas entendue comme valeur du lien social, mais comme constat. en manquant cet aspect social, que réussissent à saisir, à leur manière, l’art contextuel ou participatif, osm ne parvient pas à incarner la radicalité de sa signification politique. pourtant, la présence de la notion d’usage au centre de la sculpture/musée, ainsi que l’ouverture du lieu, qui auraient pu s’affirmer comme autant de chemins vers cette signification, se trouvent annulées par cette primauté de l’œuvre comme objet autonome. nous ne sommes donc pas exactement sur le terrain de la réalité, au sens où le rapport aux œuvres pour le promeneur est quasiment habituel – celui de la contemplation – et que osm crée, comme priorité, un espace spécifique, en dehors de la cité, avec la volonté constante d’adapter les espaces aux œuvres, de les mettre au service des pièces, jusqu’à faire du dispositif lui-même une œuvre. le spectateur entre, regarde et parcourt. il peut voir les œuvres une à une et les considérer pour elle-même sur des murs blancs qui leur donnent un espace suffisant et nécessaire, dans un espace libre et clair, qui prend en compte respectueusement chaque réalisation artistique et son spectateur. le visiteur a la possibilité de toucher, d’agir et de se comporter différemment que dans un lieu institutionnel, mais comme nous avons pu le constater au cours des mois d’exposition, pour la majorité des visiteurs/spectateurs du site en tout cas, la configuration classique d’accrochage les garde à distance, au sens où leur approche des pièces exposées est celle de la situation de contemplation d’une œuvre, le corps du visiteur n’étant pas séparé de l’espace de l’œuvre.

cette distance me renvoie à celle que le minimalisme nous a apporté. un tout autre rapport à l’espace s’est installé à partir de ce mouvement. elle permet de mieux comprendre la nécessité d’en finir avec la conception marchande de l’œuvre corrélative de son statut d’objet autonome, qui lui interdit d’accéder à sa réalité politique pleine et entière. c’est ainsi que l’on arrive à la seconde approche annoncée en introduction, celle de l’usager de la sculpture que devient le visiteur le temps d’une œuvre/musée. ce rapport particulier, cette distance entre le spectateur et les pièces, renvoie à celle que le minimalisme a autrefois amorcée, mais non aboutie, dans la mesure où le spectateur n’a que rarement appréhendé physiquement les œuvres (carl andré, scott burton). selon michael fried, l’art minimal, celui de donald judd, tony smith, robert morris, apparu dans les années 1960, repose sur une sensibilité en rupture avec le modernisme. « l’œuvre ne détermine plus un espace séparé du spectateur – celui de l’illusion faisant appel à une conviction -, mais partage avec lui le même espace, dans une expérience qui ressemble à celle que vivent le public d’une scène de théâtre et les acteurs. cette situation menace l’existence même de l’art, dans la mesure où l’objet prend la place d’une personne et ne se distingue plus d’un objet quelconque (objectité)»3. il a perçu que les œuvres minimalistes étaient d’emblée conçues comme indissociables de leur mise en situation dans l’espace, et que la présence du spectateur était un préalable à l’établissement de la situation produite, en même temps que son but. de même, les sculptures de robert morris ou tony smith, en raison de leurs proportions humaines, interpellent le visiteur, le place face à l’œuvre et l’oblige à se comparer à ces objets si anthropomorphiques qu’ils inciteraient presque à une relation physique. ce « presque », développé par la suite par la performance, l’art participatif et contextuel, est suggéré dans la structure de osm, mais pas dans sa réalité.

cette menace pressentie par michael fried, que je constate et revendique comme une finalité intéressante aujourd’hui, fut également amorcée par les pièces minimalistes qui n’avaient pas de rapport évident avec le mobilier ou la fonctionnalité mais qui, par la relation qu’elles entretenaient avec le spectateur, donnaient une ouverture dans le sens de la confusion entre des espaces qui étaient auparavant distincts. une forme de théâtralité opère dans l’espace d’open sky museum, une scène pour l’art. osm est en ce sens l’héritière du minimalisme, sans être directement minimale dans son concept, auquel elle tente d’ajouter une dimension politique. il est question, pour michael fried, de l’espace et du changement de perception opérés, et non de la confusion entre l’objet autonome et le spectateur. il y a donc bien une forme de radicalité qui s’exprime dans l’art minimal – d’autant plus lorsqu’elle devient architecture comme pour osm, forme qui résulte directement de cette confusion de la séparation entre espace de l’œuvre et espace du spectateur. mais l’œuvre reste toujours autonome. cette autonomie était d’autant plus forte dans les années soixante que les artistes n’étaient pas dans la recherche d’une spiritualité ou d’une sublimation comme c’était le cas pour les suprématistes. bien au contraire, l’ambiguïté évidente, révélée par des artistes comme richard artschwager par exemple, est significative de cette période qui, par sa radicalité, masquait tout à la fois une résistance au conceptuel et à l’affect. les sculptures d’artschwager développent une dimension singulière dans laquelle le spectateur est sans cesse sur le point d’utiliser les œuvres.

la notion « d’usage » soulève un autre point qui m’est cher, celui des contours d’une œuvre, de ce qui l’entoure et lui permet d’exister. il ne s’agit pas de son contexte, ni de son cadre, ni même de ses limites d’usage, mais davantage de l’appropriation d’un espace physique et sensible que l’œuvre, et non pas l’artiste, ouvre au visiteur, qui est l’autre. l’art que l’on dit « public » actuellement, est placé sous le signe d’une relation forte, explicite, à la communauté. cet aspect de l’art, à l’heure de l’individualisme et du protectionnisme comporte un intérêt social, plus que politique. dans la perspective de trouver des alternatives à la prépondérance de la marchandisation en ce début de siècle, les formes collectives de travail se multiplient depuis la fin des années quatre-vingt, quel que soit la discipline. le temps de l’autonomie disparaît, le « face aux œuvres » est remplacé par un « avec et par les œuvres ». le projet osm (son auteur et les artistes qui y participent) s’engage dans cette voie lorsqu’il reproduit un geste minimaliste qui consiste à confondre deux espaces (celui de l’œuvre et celui du spectateur) afin de créer un espace politique, mais il ne tire pas de ce premier pas les conséquences les plus radicales que sont la fin de l’autonomie de l’œuvre, c’est-à-dire la fin de sa marchandisation, c’est-à-dire le début de ce qui en elle apparaît comme véritablement social et politique.

plutôt que de questionnements ou de problématiques, habituellement abordés ou investis dans une recherche, il serait à propos de parler pour open sky museum, pour + de réalité, ou pour toute recherche en art, de dynamiques ou de leviers de création, nés des interactions entre les artistes invités, les différents artistes enseignants, les étudiants, les techniciens et les acteurs autour des œuvres en présence. les paroles se construisent, les échanges se libèrent et ainsi les réflexions se transforment et se modifient pour s’inventer et se projeter dans d’autres réalisations.

véronique verstraete.

1/ étienne bernard, extraits du texte de présentation de l’exposition d’eden morfaux, déconstruction, à l’école des beaux-arts de nantes métropole, du 18 octobre au 24 novembre 2011.

2/ paul ardenne, art et politique, ce que change l’art « contextuel », l’art même, sommaire n°14, bruxelles, 2002.

3/ michael fried, art and objecthood (art et objectivité), revue artforum, new york, été 1967.